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Rapport intérimaire - Rapport No. 46, 1961

Cas no 208 (France) - Date de la plainte: 24-DÉC. -59 - Clos

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  1. 8. Les plaintes en violation de la liberté syndicale déposées auprès de l'O.I.T contre le gouvernement de la France (Côte-d'Ivoire) émanent de la C.I.S.C et de la F.S.M. Les allégations formulées par la première de ces organisations sont contenues dans quatre communications datées respectivement des 20 octobre, 26 octobre, 7 novembre et 18 décembre 1959; la plainte de la Fédération syndicale mondiale est contenue dans une communication du 21 novembre 1959. Toutes ces communications ont été transmises au gouvernement français, qui a fait parvenir les observations du gouvernement de la Côte-d'Ivoire dans deux lettres des 16 février et 20 avril 1960.
  2. 9. Les plaignants allèguent que le gouvernement de la Côte-d'Ivoire aurait pris toute une série de mesures répressives contraires aux principes de la liberté syndicale à la suite d'une grève de trois jours déclenchée pour protester contre l'arrestation de M. Yao N'Goh Blaise, secrétaire général de l'Intersyndicat des travailleurs des services publics et assimilés - organisme de coordination groupant tous les syndicats des travailleurs des services publics quelle que soit leur centrale. Aux dires des plaignants, ces mesures comprennent la suspension et la révocation de fonctionnaires, la fusillade de manifestants et un certain nombre d'arrestations. Bien que liées entre elles, ces allégations seront - pour la commodité de l'exposé - examinées séparément dans les paragraphes qui suivent.

A. A. Allégations des organisations plaignantes

A. A. Allégations des organisations plaignantes
  • Allégations relatives à la suspension et à la révocation de fonctionnaires et d'agents de la fonction publique pour faits de grève
    1. 10 Les plaignants allèguent que la grève de protestation et de solidarité mentionnée ci-dessus aurait été déclarée illégale par le gouvernement, lequel aurait invité les grévistes à reprendre le travail, faute de quoi ils seraient licenciés. La plupart des grévistes - déclarent les plaignants - reprirent le travail; d'autres, toutefois, refusèrent de se laisser intimider. C'est ainsi que 225 fonctionnaires et agents de l'administration auraient été suspendus et 325 révoqués définitivement.
    2. 11 Dans sa réponse, le gouvernement ne nie pas les faits - bien que les chiffres donnés par lui, tels qu'ils ressortent d'une déclaration du Président Houphouët-Boigny transmise par la C.I.S.C, diffèrent un peu: 319 suspensions et 213 révocations -, mais il donne les précisions suivantes. Lorsque, au début d'octobre 1959, diverses organisations de fonctionnaires ou agents de l'administration ont fait connaître publiquement leur intention de cesser le travail, le gouvernement a pris les mesures nécessaires pour que soit assurée la continuité des services publics, continuité dont il est responsable et qui est indispensable à la vie du pays et de ses citoyens. Un décret du 8 octobre 1959 a autorisé le gouvernement à prendre des mesures de réquisition; un autre décret de la même date a porté réquisition des fonctionnaires et agents des administrations, services et établissements publics et des collectivités territoriales de l'Etat, pour les journées des 8, 9 et 10 octobre 1959.
    3. 12 Quelques-uns des fonctionnaires et agents des services publics - poursuit le gouvernement - refusèrent de demeurer à leur poste. Ils ne représentaient qu'une faible minorité. C'est à leur égard que des mesures individuelles ont été prises. Ces mesures - déclare le gouvernement - ont été rigoureusement sélectives et adaptées au comportement des intéressés. Tandis que les uns, dont l'attitude a prouvé qu'ils étaient dépourvus du sens du service public indispensable à tout fonctionnaire, étaient révoqués, d'autres ont seulement fait l'objet de mesures d'exclusion temporaire. Ces mesures - indique le gouvernement dans sa réponse - ont été prononcées par décrets du 10 octobre 1959.
    4. 13 Il paraît ressortir des éléments dont dispose le Comité que les autorités ont considéré la grève dont il est question comme revêtant un caractère plus politique que revendicatif. Il s'agissait, en effet, d'une grève de protestation contre les mesures prises à l'encontre de M. Yao N'Goh Blaise, lui-même écarté, semble-t-il, pour avoir abusé à des fins politiques de sa qualité de dirigeant syndical. Le gouvernement déclare à cet égard dans sa communication du 20 avril 1960 que les activités extra-syndicales de la personne en question tendaient à contrecarrer l'ordre public «dans le régime républicain que la Côte-d'Ivoire s'est librement donné ». M. Yao N'Goh Blaise - déclare le gouvernement - a multiplié les contacts avec les émissaires de pays étrangers qui ont marqué leur hostilité au régime que s'est choisi la Côte-d'Ivoire et à l'action du gouvernement qu'elle s'est donné. Averti au mois de mai d'avoir à cesser son activité politique séditieuse, l'intéressé n'en a rien fait, au contraire, sous le couvert de son activité syndicale, son action a tendu à grouper autour de lui tous les mécontents et à susciter une agitation préjudiciable à l'ordre public. Le gouvernement a donc été amené à «lui offrir les moyens de se rendre dans un pays ayant choisi le régime et la politique pour lesquels il marquait sa préférence ». Il n'y a cependant pas eu expulsion, et M. Yao N'Goh Blaise, né en Côte-d'Ivoire, est libre d'y retourner et d'y demeurer dans la mesure où il consentira à se soumettre aux lois et institutions du pays. Les slogans proférés par les grévistes: « A bas la Communauté, vive le communisme! », s'il est exact qu'ils l'aient été, tendraient de leur côté, à confirmer l'aspect politique de la grève. Par ailleurs, il semblerait ressortir également, tant des déclarations gouvernementales que de celles des plaignants, que les syndicats intéressés n'aient pas pris contact avec leur employeur - le gouvernement - avant de déclencher leur mouvement. Le gouvernement précise à ce sujet que la manifestation sur la voie publique du 8 octobre 1959, organisée par les amis de Yao N'Goh Blaise pour protester contre son départ d'Abidjan, n'a pas été déclarée conformément aux dispositions de la législation (art. 2 du décret-loi du 23 octobre 1935, portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l'ordre public, promulgué en tant que loi sous le no 59-118, du 27 août 1959, au Journal officiel de la République de Côte-d'Ivoire du 1er sept. 1959). C'est apparemment pour ces diverses raisons que le gouvernement a déclaré la grève illégale et qu'il a réquisitionné les fonctionnaires afin d'assurer la continuité des services publics.
    5. 14 Comme le Comité a déjà eu l'occasion de le faire remarquer, le seul fait qu'une grève soit considérée comme illégale dans un pays donné ne saurait être suffisant pour l'inciter à ne pas examiner le cas plus avant; encore faut-il, en effet, que les conditions posées par la législation pour qu'une grève soit considérée comme un acte licite soient des conditions raisonnables, ne constituant pas une entrave à la liberté syndicale.
    6. 15 Le Comité, dans plusieurs cas précédents, avait estimé que le fait de traiter comme illégale une grève visant à faire pression sur le gouvernement sur un sujet politique ne constitue pas une violation de la liberté syndicale et que le gouvernement qui ferait savoir à une organisation que, selon les avis juridiques reçus par lui, une grève projetée serait illégale parce qu'elle ne concernait pas un conflit de travail, ne violerait pas non plus la liberté syndicale. Par ailleurs, dans un certain nombre de cas antérieurs, le Comité a admis que la grève, pour être légale, soit soumise à certaines formalités et réponde à certaines conditions requises par la législation; ainsi, le Comité a reconnu que, par exemple, une notification préalable aux autorités administratives et l'obligation d'avoir recours à des procédures de conciliation et d'arbitrage dans les différends collectifs avant de déclencher une grève figurent dans les législations d'un nombre important de pays et que des dispositions de cette sorte ne sauraient être considérées comme constituant une atteinte à la liberté syndicale.
    7. 16 En l'espèce, il semblerait que ce soit pour des raisons similaires que le gouvernement a déclaré la grève illégale: caractère non professionnel de la grève, déclenchement du mouvement sans qu'aient été respectées les prescriptions légales de préavis. Toutefois, dans sa réponse, après avoir rappelé que la Constitution de 1946, dont les garanties sont renouvelées dans la Constitution de la Communauté du 4 octobre 1958, proclame, dans son préambule, que le droit de grève est reconnu aux citoyens et s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, le gouvernement déclare avoir estimé qu'en l'absence de cette réglementation, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public et qu'il lui appartenait, en tant que responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même en ce qui concerne ces services la nature et l'étendue desdites limitations. D'après cette déclaration, il apparaîtrait que ce soient les seules autorités qui, dans chaque cas, apprécient discrétionnairement les limitations qu'il convient d'apporter au droit de grève et les fixent unilatéralement sans qu'aucun texte, hormis le principe général contenu dans la Constitution, n'établisse de critères sur lesquels le gouvernement pourrait fonder son action et par lesquels il serait lié. Il apparaît au Comité qu'un semblable système comporte un grave danger d'abus et qu'il y aurait lieu d'attirer sur ce fait l'attention du gouvernement.
    8. 17 Dans ces conditions, le Comité recommande au Conseil d'administration d'attirer l'attention du gouvernement sur les risques d'abus que comporte un système selon lequel, alors que le droit de grève est reconnu par la Constitution de la Communauté, il appartient aux seules autorités gouvernementales d'en fixer discrétionnairement les limitations, et d'exprimer l'espoir qu'une réglementation établissant les critères à suivre en la matière pourra être élaborée et introduite dans un avenir aussi rapproché que possible.
    9. 18 En ce qui concerne la réquisition des fonctionnaires et les mesures de suspension ou de révocation dont ont été l'objet ceux d'entre eux qui n'ont pas respecté l'ordre de réquisition, le Comité dans un cas antérieur - où il s'agissait de la mobilisation de grévistes - avait estimé que la mobilisation décidée dans le but de briser un mouvement de grève peut comporter des conséquences graves pour les travailleurs et pour l'exercice de leurs droits syndicaux et il avait recommandé au Conseil d'administration d'attirer l'attention du gouvernement sur la possibilité d'abus que renferme la mobilisation de travailleurs lors de conflits du travail ainsi que de souligner l'inopportunité du recours à de semblables mesures si ce n'est afin de permettre le fonctionnement des services essentiels dans des circonstances de la plus haute gravité.
    10. 19 Tout en reconnaissant qu'il existe une différence importante entre la réquisition de travailleurs et leur mobilisation - la première n'entraînant pas notamment le passage des intéressés sous l'autorité militaire -, le Comité estime que la réquisition de travailleurs en cas de conflit peut, elle aussi, comporter la possibilité d'abus si elle n'est pas entourée des garanties nécessaires et il recommande au Conseil d'administration d'attirer sur ce point l'attention du gouvernement.
  • Allégations relatives à l'arrestation de syndicalistes ayant participé à la grève
    1. 20 Les plaignants allèguent qu'à la suite de la grève, un certain nombre de syndicalistes, dont la C.I.S.C donne les noms et la qualité, auraient été arrêtés. Dans sa réponse, le gouvernement reconnaît qu'à la suite des manifestations qui se sont déroulées, des poursuites ont été intentées par l'autorité judiciaire contre un certain nombre de personnes. Ces poursuites - déclare le gouvernement - ont suivi leur cours normal et la justice a été amenée à apprécier la gravité des faits reprochés aux individus poursuivis; après une instruction approfondie, un jugement est intervenu au mois de janvier 1960. Plusieurs des individus inculpés ont été condamnés, par le tribunal correctionnel, à un an de prison pour organisation d'une manifestation non déclarée et interdite et participation à cette manifestation: les autres ont été condamnés à huit mois de la même peine pour participation à une manifestation non déclarée et interdite.
    2. 21 Dans sa réponse, le gouvernement insiste sur le fait, d'une part, que les condamnations prononcées sont intervenues à l'issue d'une instance judiciaire ordinaire présentant toutes garanties pour les intéressés, d'autre part, qu'elles ont été prononcées en application de la loi no 59-118, du 27 août 1959, portant renforcement de la protection de l'ordre public, loi qui «n'a d'autre but que d'assurer l'ordre public en Côte-d'Ivoire à l'encontre de quiconque y porterait atteinte et au profit de tous les citoyens ». Le gouvernement déclare ensuite que le fait pour des individus d'appartenir à des organisations syndicales ne saurait les exempter du respect des dispositions légales d'ordre général et, qu'inversement, il serait abusif de qualifier d'atteintes au libre exercice des libertés syndicales des condamnations de droit commun régulièrement prononcées contre divers individus, sous le prétexte que ces individus appartiennent à des organisations syndicales.
    3. 22 A l'appui de ses déclarations, le gouvernement fournit le texte de la loi en vertu de laquelle les condamnations ont été prononcées ainsi que celui du jugement intervenu. Il ressort de ces éléments que les personnes intéressées ont bénéficié d'une procédure judiciaire régulière assortie de garanties adéquates en ce sens qu'elles ont été traduites devant un tribunal ordinaire, siégeant en séance publique, que les accusés ont été défendus par un avocat de leur choix et qu'ils ont bénéficié d'un droit d'appel dont ils n'ont d'ailleurs pas fait usage.
    4. 23 Dans ces conditions, bien que les sentences prononcées - à moins que l'affaire ne comporte des éléments qui ne sont pas mentionnés dans la réponse du gouvernement - semblent avoir été sévères, le Comité, constatant que les possibilités offertes par la procédure nationale de recours devant un tribunal indépendant n'ont pas été pleinement épuisées, recommande au Conseil d'administration, comme il l'avait déjà fait pour cette raison à une occasion antérieure, de décider que cet aspect du cas n'appelle pas, de sa part, un examen plus approfondi.
  • Allégations relatives à la fusillade de grévistes
    1. 24 Les plaignants allèguent que le 8 octobre 1959, les travailleurs en grève s'étaient massés devant la Bourse du travail et, manifestant le désir d'y pénétrer, ils s'en virent interdire l'accès par la force publique. Les travailleurs se seraient alors retirés et un défilé spontané les aurait conduits le long des artères de la ville, où ils se seraient heurtés de nouveau à la force publique, laquelle aurait tiré sur la foule, faisant, d'après la C.I.S.C, 17 blessés, dont un grièvement, et, d'après la F.S.M, 23 blessés et 1 tué.
    2. 25 Répondant à cette allégation, le gouvernement s'exprime en ces termes: «S'il est exact que des manifestations tendant à troubler l'ordre public ont été organisées à Abidjan en octobre 1959, il est faux qu'il y ait eu, à cette occasion, des morts et des blessés. Ainsi que le chef du gouvernement de la Côte-d'Ivoire l'a exposé dès le mois d'octobre 1959, elle n'ont entraîné ni morts, ni blessés».
    3. 26 Le Comité se trouve ici en présence de deux déclarations contradictoires: d'après les plaignants, les manifestations mentionnées plus haut auraient entraîné des blessés, voire un mort; d'après le gouvernement - qui est à cet égard catégorique -, il n'y aurait eu ni les uns, ni l'autre. Il est à noter qu'en face de cette affirmation catégorique du gouvernement, les allégations des plaignants sont conçues en des termes assez vagues et même ne concordent pas, selon que c'est la C.I.S.C ou la F.S.M qui les formulent. Dans ces conditions, le Comité eût pu normalement considérer que les plaignants n'avaient pas apporté de preuves suffisantes à l'appui de leurs allégations et recommander au Conseil d'administration de décider qu'elles n'appelaient pas, pour cette raison, un examen plus approfondi de sa part. Toutefois, étant donné la gravité desdites allégations, le Comité estime plus approprié de recommander au Conseil d'administration de solliciter des deux organisations plaignantes des informations complémentaires à l'appui de leurs allégations, notamment quant aux noms et à la qualité des personnes qui auraient été tuées ou blessées.

Recommandation du comité

Recommandation du comité
  1. 27. Dans ces conditions, le Comité recommande au Conseil d'administration:
    • a) d'attirer l'attention du gouvernement sur les risques d'abus que comporte un système selon lequel, alors que le droit de grève est reconnu par la Constitution de la Communauté, il appartient aux seules autorités gouvernementales d'en fixer discrétionnairement les limitations, et d'exprimer l'espoir qu'une réglementation établissant les critères à suivre en la matière pourra être élaborée et introduite dans un avenir aussi rapproché que possible;
    • b) d'attirer l'attention du gouvernement sur la possibilité d'abus que comporte la réquisition de travailleurs lors de conflits du travail, sur la nécessité qu'il y a à entourer une telle procédure des garanties nécessaires et de n'en faire usage que dans des circonstances exceptionnelles;
    • c) tout en notant que les sentences prononcées contre les syndicalistes ayant participé au mouvement de grève semblent avoir été sévères, de constater que les possibilités offertes par la procédure nationale de recours devant un tribunal indépendant n'ont pas été pleinement épuisées et de décider pour cette raison que cet aspect du cas n'appelle pas de sa part un examen plus approfondi;
    • d) de solliciter des deux organisations plaignantes, pour les raisons indiquées aux paragraphes 24 à 26 ci-dessus, des informations complémentaires à l'appui de leurs allégations selon lesquelles des manifestants auraient été tués ou blessés par des coups de feu tirés par les forces de police, notamment quant au nom et à la qualité des personnes qui auraient été tuées ou blessées;
    • e) de prendre note du présent rapport intérimaire en ce qui concerne l'aspect du cas mentionné à l'alinéa d) ci-dessus, étant entendu que le Comité fera de nouveau rapport lorsqu'il sera en possession des informations sollicitées des plaignants.
      • Genève, le 24 mai 1960. (Signé) Roberto AGO, Président.
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