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Allégations: L’organisation plaignante, renvoyant à une décision rendue par la Cour suprême en 2024, affirme qu’elle a été privée du droit de négocier collectivement au nom des livreurs d’une société de livraison de plats cuisinés

  1. 350. La plainte figure dans des communications de l’Independent Workers Union of Great Britain (Syndicat des travailleurs indépendants de Grande-Bretagne, ci-après l’IWGB) datées du 28 février 2024 et du 3 avril 2024.
  2. 351. Le gouvernement a fait parvenir ses observations dans une communication datée du 22 octobre 2024.
  3. 352. Le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a ratifié la convention (no 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, et la convention (no 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective, 1949

A. Allégations de l’organisation plaignante

A. Allégations de l’organisation plaignante
  1. 353. Dans sa communication datée du 28 février 2024, l’organisation plaignante affirme qu’une décision rendue en 2024 par la Cour suprême du Royaume-Uni (le Syndicat des travailleurs indépendants de Grande-Bretagne c. le Comité central d’arbitrage, UKSC/2021/0155) la prive du droit de négocier collectivement au nom de ses membres employés en tant que livreurs de plats cuisinés par Roofoods Ltd, une société multinationale exerçant ses activités sous le nom de Deliveroo (ci-après, la société de livraison de plats cuisinés). Elle soutient que la législation britannique, telle qu’elle est interprétée par la Cour suprême, ne respecte pas les normes de l’Organisation internationale du Travail (OIT).
  2. 354. L’organisation plaignante indique que la société de livraison de plats cuisinés gère un service de livraison de restaurants au Royaume-Uni, qui consiste à envoyer un livreur chercher les plats commandés par un client dans un restaurant ou un établissement de vente à emporter et à les livrer à l’adresse du client. Elle précise que les livreurs étaient payés 3,75 livres sterling (environ 5 euros) par livraison en 2016.
  3. 355. L’organisation plaignante fait valoir que les livreurs de la société de livraison de plats cuisinés souhaitaient qu’elle mène des négociations collectives en leur nom, mais que la société a refusé et refuse toutes négociations sur les salaires, les horaires de travail et les congés avec l’organisation plaignante ou tout autre syndicat. Une convention collective signée en 2022 avec le General and Municipal Workers’ Union (Syndicat des travailleurs généraux et municipaux, ci après le GMB) n’assurait qu’un salaire minimum garanti équivalent au salaire vital national en vigueur, majoré des commissions sur les commandes acceptées. L’organisation plaignante précise que la société de livraison de plats cuisinés a fixé les conditions de travail des livreurs sans négociation ni consultation. Elle indique que la société avait tout pouvoir pour dicter aux livreurs les modalités contractuelles d’emploi, en les présentant comme «à prendre ou à laisser», chacun étant libre de les accepter ou de chercher un autre travail. Elle ajoute que les conditions de travail des livreurs étaient énoncées dans un contrat-cadre imposé par la société et qu’elles prenaient effet à chaque fois qu’un livreur acceptait une instruction (reçue par voie électronique sur son téléphone portable) lui demandant d’aller chercher ou de livrer une commande. Selon l’organisation plaignante, la société de livraison de plats cuisinés avait inclus, sans négociation ni consultation, une disposition dans le contrat-cadre conclu avec chacun des livreurs qui autorisait ces derniers à faire appel à un remplaçant. L’organisation plaignante ajoute que, si un livreur refusait cette disposition, il devait renoncer à son travail.
  4. 356. L’organisation plaignante indique qu’il existe au Royaume-Uni une procédure statutaire permettant à un syndicat de demander auprès d’un organe quasi judiciaire, le Comité central d’arbitrage, une déclaration de «reconnaissance» du syndicat par un employeur aux fins de négociation collective sur les salaires, les horaires de travail et les congés. Cette procédure est exposée dans l’annexe A1 de la Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992 (loi de 1992 (consolidation) sur les syndicats et les relations professionnelles, ci-après la TULRCA). En novembre 2016, l’organisation plaignante a déposé une demande auprès du Comité central d’arbitrage. Elle précise qu’elle sollicitait une déclaration de reconnaissance par la société de livraison de plats cuisinés aux fins de mener des négociations collectives pour les livreurs de la société travaillant dans le secteur de Camden Town, dans le nord de Londres. Le Comité central d’arbitrage a rendu une décision motivée dans laquelle il rejetait la demande de l’organisation plaignante au motif que les livreurs n’étaient pas des «travailleurs» au sens de l’article 296 de la TULRCA, condition préalable pour bénéficier de la procédure visée à l’annexe A1.
  5. 357. L’organisation plaignante renvoie au texte de l’article 296 de la TULRCA, qui dispose ce qui suit:
    • Signification du terme «travailleur» et des expressions connexes.
    • Dans la présente loi, le terme «travailleur» désigne une personne qui travaille, travaille régulièrement ou cherche à travailler:
    • a) en vertu d’un contrat de travail; ou
    • b) en vertu de tout autre contrat par lequel il s’engage à effectuer ou à fournir personnellement tout travail ou tout service pour une autre partie au contrat qui n’est pas l’un de ses clients professionnels; ou
    • c) dans le cadre d’un emploi servant les intérêts, ou relevant, d’un ministère (en une qualité autre que celle de membre des forces navales, militaires ou aériennes de la Couronne), dans la mesure où cet emploi n’entre pas dans le champ d’application des alinéas a) ou b) ci-dessus.
    • Dans la présente loi, on entend par «employeur», par rapport à «travailleur», une personne pour laquelle un ou plusieurs travailleurs travaillent, ont travaillé, travaillent régulièrement ou cherchent à travailler.
  6. 358. L’organisation plaignante indique qu’elle invoquait non pas que les livreurs étaient embauchés dans le cadre d’un contrat de travail au sens de l’article 296 (1)(a) de la TULRCA, mais qu’ils étaient embauchés au sens de l’article 296 (1)(b) dans le cadre d’un «contrat par lequel [chacun] s’engage à effectuer ou à fournir personnellement tout travail ou tout service pour une autre partie au contrat qui n’est pas l’un de ses clients professionnels» ou, en d’autres termes, qu’ils étaient des travailleurs indépendants, mais n’exerçaient pas d’activité pour leur propre compte avec leurs propres clients.
  7. 359. L’organisation plaignante fait savoir que le Comité central d’arbitrage a considéré que les livreurs ne travaillaient pas dans le cadre d’un contrat par lequel ils s’engageaient à effectuer le travail personnellement, compte tenu d’une clause de leur contrat qui les autorisait à avoir recours à un remplaçant, tout en concluant que le droit de faire appel à un remplaçant était utilisé «très rarement, voire jamais».
  8. 360. Selon l’organisation plaignante, pour parvenir à cette conclusion, le Comité central d’arbitrage a adopté une approche purement contractuelle (paragr. 99 de sa décision):
    • À supposer que [Deliveroo] l’ait fait [c’est-à-dire: inséré la clause] pour faire échec à cette demande et empêcher les livreurs d’être considérés comme des travailleurs, cette démarche était autorisée: seules les clauses de l’accord importaient, comme cela est analysé de manière globale et objective dans l’affaire Autoclenz. [L’avocat de Deliveroo] n’a, bien sûr, pas reconnu que l’une ou l’autre de ces propositions était exacte. Le propos n’était pas l’objectif recherché par Deliveroo en fixant les clauses du contrat (et il ne fait aucun doute que les livreurs avaient voix au chapitre sur la question): seules les clauses proprement dites importaient réellement.
  9. 361. L’organisation plaignante indique qu’il s’est ensuivi que le syndicat s’est vu refuser le droit de bénéficier de la procédure de reconnaissance (une conséquence insoupçonnée des livreurs au moment de l’inclusion de la clause de remplacement). Elle ajoute que le refus de l’employeur d’engager des négociations volontaires a eu pour effet d’empêcher le syndicat des livreurs de négocier collectivement leurs conditions de travail.
  10. 362. L’organisation plaignante indique que le contrôle judiciaire de la décision du Comité central d’arbitrage n’a été autorisé qu’au sujet de la violation présumée de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, et non aux fins de contester l’interprétation de l’article 296 (1)(b) faite par le comité. La Haute Cour, la cour d’appel et la Cour suprême ont confirmé par la suite cette décision et classé l’affaire de l’organisation plaignante, estimant que: i) le service personnel était une condition indispensable pour bénéficier des droits syndicaux tels que prévus à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme; et ii) les livreurs ne fournissaient pas un service personnel en raison de l’autorisation contractuelle de faire appel à un remplaçant.
  11. 363. L’organisation plaignante souligne qu’elle ne cherche pas à suggérer que le droit de négociation collective (au sens de l’OIT ou de la Convention européenne des droits de l’homme) entraîne l’obligation, pour les États, de mettre en place un mécanisme de négociation collective obligatoire. En revanche, elle fait valoir (en se référant à trois arrêts de la Cour d’appel britannique, dont l’arrêt National Union of Professional Foster Carers v. the Certification Officer) que, lorsqu’un État a choisi de mettre en place un tel mécanisme, un syndicat ou un groupe de travailleurs ne devrait pas en être légalement exclu en l’absence d’un motif justifié au regard des instruments internationaux et de la jurisprudence applicables.
  12. 364. Selon l’organisation plaignante, la Cour suprême a conclu que, pour faire valoir les droits garantis par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, les livreurs devaient être engagés, avec la société de livraison de plats cuisinés, dans une relation de travail impliquant qu’ils fournissent un service personnel, ce qui n’était pas le cas en raison de l’existence de la clause de remplacement, contredisant par là même son propre arrêt dans l’affaire Pimlico Plumbers v. Smith rendu quatre ans plus tôt. L’organisation plaignante indique que la Cour suprême a recensé un certain nombre d’autres facteurs tirés de la recommandation (nº 198) sur la relation de travail, 2006, qui, conjugués à la clause de remplacement, «étay[ent] fortement» la conclusion selon laquelle les livreurs n’étaient pas engagés dans une relation de travail avec la société. Elle soutient que la Cour suprême a mal interprété nombre de ces facteurs et a passé sous silence ceux qui laissaient présumer le contraire. Elle ajoute que l’application des orientations de la recommandation no 198 aurait dû conduire à la conclusion selon laquelle les livreurs se trouvaient dans une relation de travail, par exemple eu égard à l’objectif de la recommandation de protéger autant que possible les travailleurs, à la présomption légale d’existence d’une relation de travail en présence d’un ou de plusieurs indicateurs pertinents, et au fait que la fourniture d’un service personnel n’est pas indispensable à l’existence d’une relation d’emploi. Elle affirme qu’en tout état de cause le Comité central d’arbitrage (le seul tribunal chargé de l’établissement des faits), faisant abstraction des autres facteurs, n’a retenu que la clause de remplacement en tant que facteur de disqualification.
  13. 365. L’organisation plaignante déclare admettre qu’il n’appartient pas au comité d’examiner un appel de la Cour suprême du Royaume-Uni ni de déterminer les conditions d’éligibilité à la procédure visée à l’annexe A1 selon le droit britannique. Elle ajoute qu’il n’appartient pas non plus au comité de déterminer les conditions d’éligibilité aux droits syndicaux protégés par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, elle fait valoir que le comité est en mesure: de déterminer les conditions d’éligibilité au droit de négociation collective conformément aux conventions, aux recommandations et à la jurisprudence de l’OIT; et d’expliquer l’applicabilité, le cas échéant, de la recommandation no 198 par rapport à cette éligibilité.
  14. 366. L’organisation plaignante renvoie par ailleurs à la reconnaissance «effective» du droit de négociation collective mentionnée dans un certain nombre d’instruments – notamment la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail (1998), la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable (2012) et la Déclaration du centenaire de l’OIT pour l’avenir du travail (2019) – et souligne que cette reconnaissance ne saurait être effective si l’employeur, exerçant son pouvoir de manière unilatéral, élabore le contrat d’embauche de ses employés de manière à en exclure ce droit.
  15. 367. L’organisation plaignante affirme que le Royaume-Uni semble ne pas avoir encouragé les procédures de négociation telles que prévues à l’article 4 de la convention no 98, puisque l’arrêt de la Cour suprême prive les travailleurs de la possibilité d’être reconnus légalement si leurs contrats autorisent le recours à des remplaçants et si l’employeur refuse la négociation collective. Elle ajoute que, si le Royaume-Uni avait ratifié la convention no 154, il serait en infraction avec ses dispositions, car ces dernières indiquent qu’aucun groupe de travailleurs ne peut être exclu de sa protection, si ce n’est pour des motifs expressément prévus dans la convention.
  16. 368. L’organisation plaignante fait valoir que l’article 2 de la convention no 87, qui prévoit que tous les travailleurs disposent des droits de constituer des syndicats et de s’y affilier «sans distinction d’aucune sorte», implique que les travailleurs ayant un droit de remplacement ne sauraient être exclus de ces droits, qui recouvrent le droit de négociation collective. À cet égard, l’organisation plaignante renvoie aux paragraphes 327 à 300 de la Compilation des décisions du Comité de la liberté syndicale, concernant le droit à la liberté syndicale indépendamment de l’existence d’une relation de travail.
  17. 369. Pour étayer son point de vue selon lequel les travailleurs indépendants ne doivent pas être exclus des droits à la liberté syndicale, l’organisation plaignante cite le cas no 2888 [363e rapport (Pologne), paragr. 1084] et le cas no 2602 [363e rapport (République de Corée), paragr. 461], qui selon l’organisation plaignante incluent «la possibilité d’engager des négociations collectives dans l’intérêt de [leurs] membres». Elle renvoie également aux paragraphes 1232, 1260 et 1285 de la Compilation portant sur le champ d’application de la négociation collective, notamment en ce qui concerne les travailleurs indépendants.
  18. 370. En outre, l’organisation plaignante renvoie à l’Étude d’ensemble de 2012 sur les conventions fondamentales et aux commentaires opportuns concernant les droits de négociation collective, notamment ceux des travailleurs de plateformes, des travailleurs indépendants et des livreurs de produits alimentaires. Elle cite également l’affaire ICTU v. Irlande dans laquelle le Comité européen des droits sociaux, examinant le droit de négociation collective des travailleurs indépendants en vertu de la Charte sociale européenne relative aux droits sociaux.
  19. 371. L’organisation plaignante reconnaît que le comité n’a pas spécifiquement abordé la question de l’éligibilité au droit à la négociation collective pour les travailleurs qui disposent d’un droit contractuel de remplacement. Elle fait néanmoins valoir que l’objectif de protection des travailleurs inhérent aux conventions de l’OIT implique que le droit à la négociation collective devrait être considéré de manière large. Par conséquent, le droit contractuel de faire appel à un remplaçant ne devrait pas invalider le droit à la négociation collective dans les cas où: i) il existe un déséquilibre des pouvoirs entre le travailleur et l’employeur; ii) les modalités du contrat sont dictées par l’employeur; et iii) ces modalités n’ont pas fait l’objet d’une négociation collective. Selon l’organisation plaignante, les seules circonstances dans lesquelles l’existence d’un droit de remplacement pourrait invalider les droits de liberté syndicale d’un travailleur, notamment le droit de constituer un syndicat et de s’y affilier et le droit de négocier collectivement, sont lorsque: i) le droit de remplacement a en réalité été utilisé dans une mesure telle que la prestation personnelle du travailleur ne représentait pas une caractéristique notable de l’exécution concrète du travail; et ii) cette existence constitue une preuve concluante que le «travailleur» présumé est en réalité un entrepreneur exerçant son activité pour son propre compte, avec ses propres clients ou consommateurs.
  20. 372. L’organisation plaignante réaffirme son opinion selon laquelle l’objectif de la négociation collective dans les instruments et la jurisprudence de l’OIT est sans ambiguïté de protéger les travailleurs – un fait qui doit être pris en compte lorsqu’il s’agit de trancher les questions d’éligibilité au droit de négociation collective. Elle renvoie en outre à un certain nombre de décisions de justice qui ont suivi une démarche protectrice (telles que l’affaire Uber BV v Aslam tranchée par la Cour suprême du Royaume-Uni, l’affaire Mounted Police Association of Ontario v. Canada (Attorney General) tranchée par Cour suprême du Canada ou encore l’affaire Wilson and Palmer v Royaume-Uni tranchée par la Cour européenne des droits de l’homme). Elle fait valoir que, dans le cas de la société de livraison de plats cuisinés, la Cour suprême n’a pas suivi la démarche protectrice inhérente à la définition du terme «travailleur» figurant à l’article 296 et à l’annexe A1 de la TULRCA (et au droit à la négociation collective en général). Elle soutient également que la cour n’a pas tenu compte du déséquilibre des pouvoirs de négociation concernant les livreurs.
  21. 373. L’organisation plaignante affirme que l’existence d’une relation de travail ne devrait pas être une condition préalable au droit de négocier collectivement et que le service personnel ne devrait pas être un élément essentiel d’une relation de travail. Si le comité considère que le service personnel est un élément essentiel de la relation de travail, il est prié de confirmer qu’il convient, notamment, de ne pas considérer le critère de service personnel uniquement à la lumière des modalités du contrat d’embauche, mais plutôt par rapport à ce qui se passe dans la pratique, en l’occurrence que le service personnel est plus courant que le service assuré par un remplaçant.
  22. 374. Dans sa communication du 2 avril 2024, l’organisation plaignante ajoute en outre que certains faits font ressortir l’existence d’une tendance à considérer les livreurs comme des salariés. Ainsi, le 8 mars 2024, le Conseil de l’Union européenne a publié un projet provisoire de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, qui prévoit notamment les droits de négociation collective pour les travailleurs des plateformes. Le 10 janvier 2024, le département du Travail des États-Unis a publié une règle définitive sur la classification en tant que salarié ou entrepreneur indépendant dans le cadre de la Fair Labor Standards Act (loi relative aux normes de travail équitables), prévoyant des critères plus favorables pour la classification en tant que salariés qu’en tant qu’entrepreneurs indépendants ayant peu de droits. Le 21 décembre 2023, le Tribunal du travail de Bruxelles, statuant sur une affaire concernant la société de livraison de plats cuisinés et ses livreurs embauchés dans des conditions très analogues à celles des livreurs en l’espèce, a estimé que les livreurs devaient être considérés comme étant dans une relation de travail avec la société de livraison, rejetant l’argument de cette dernière selon lequel le droit contractuel du livreur de faire appel à un remplaçant invalidait la présomption d’une relation de travail. Le 24 mars 2023, la chambre civile de la Cour suprême des Pays-Bas a rendu un arrêt concernant la société de livraison de plats cuisinés et ses livreurs, rejetant un appel interjeté contre une décision selon laquelle les livreurs étaient embauchés dans le cadre d’un contrat de travail et estimant que le fait de faire appel à un remplaçant n’était pas en soi incompatible avec l’existence d’une relation de travail. Enfin, en Espagne, une loi adoptée en 2021 prévoit une présomption légale de relation de travail dépendante pour les travailleurs des plateformes numériques dans le secteur de la livraison (notamment, mais pas seulement, la livraison d’aliments).

B. Réponse du gouvernement

B. Réponse du gouvernement
  1. 375. Dans sa communication datée du 22 octobre 2024, le gouvernement rejette les allégations de l’organisation plaignante selon lesquelles les livreurs de la société de livraison de plats cuisinés se sont vu refuser le droit de négocier collectivement tel qu’il découle de la convention no 98.
  2. 376. Renvoyant au texte de l’article 4 de la convention no 98, le gouvernement rappelle que la convention fait obligation aux États Membres de promouvoir la négociation collective et de veiller à ce que la négociation collective volontaire ne fasse l’objet d’aucune restriction. Le gouvernement affirme qu’il n’existe aucune restriction législative au droit de mener des négociations collectives volontaires au Royaume-Uni et que tous les travailleurs, y compris les indépendants, bénéficient de ce droit, ainsi que la Cour suprême du Royaume-Uni l’a elle aussi explicitement indiqué au paragraphe 75 de son arrêt relatif à la société de livraison de plats cuisinés: «Manifestement, rien dans la législation britannique n’empêche les livreurs de constituer leur propre syndicat ou d’adhérer au syndicat comme ils l’ont fait. Rien n’empêche non plus Deliveroo de mener des négociations collectives avec le syndicat pour se mettre d’accord sur les conditions de travail appliquées aux livreurs s’ils le souhaitent. Si Deliveroo mène des négociations volontaires avec le syndicat et conclut une convention collective, les termes de cette convention peuvent figurer dans le contrat individuel entre le livreur et l’employeur.» Le gouvernement déclare que les activités de syndicats reconnus, tels que la Criminal Bar Association, qui représente quelque 3 600 avocats salariés et indépendants (couverts par un accord volontaire négocié entre le syndicat et le gouvernement britannique), ou la National Union of Journalists, qui représente plus de 30 000 travailleurs officiellement salariés, recrutés de manière occasionnelle ou indépendants, témoignent du fait que la négociation collective volontaire est ouverte à toutes les catégories de statut d’emploi. Il renvoie en outre à la conclusion d’une convention collective entre les livreurs de la société de livraison de plats cuisinés et le GMB le 12 mai 2022 – en précisant que ce fait a été reconnu par l’IWGB dans sa plainte – et à la conclusion, par le GMB, d’autres conventions collectives pour les travailleurs indépendants dans d’autres sociétés.
  3. 377. Le gouvernement soutient que le véritable enjeu dans la plainte est de déterminer s’il existe, en vertu de la convention no 98, un droit à la négociation collective obligatoire (c’est-à-dire une procédure de reconnaissance obligatoire exigeant des employeurs qu’ils reconnaissent des syndicats aux fins de la négociation collective) pour les travailleurs indépendants. Il fait valoir que la convention no 98 ne va pas jusqu’à imposer de manière stricte un moyen de négociation collective obligatoire et que ni les termes de la convention ni l’ensemble des décisions du comité ou de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations ne prévoient un tel droit. Il conteste par ailleurs l’argument de l’organisation plaignante selon lequel la législation nationale porte atteinte à la convention no 154 (que le gouvernement n’a pas ratifiée), car cette convention ne fait pas non plus obligation aux États Membres de mettre en place des moyens de négociation collective obligatoire.
  4. 378. Pour étayer son point de vue selon lequel les conventions de l’OIT n’exigent pas des États Membres qu’ils adoptent un système faisant obligation aux employeurs de reconnaître des syndicats aux fins de la négociation collective (en d’autres termes, une procédure de reconnaissance obligatoire) ni qu’ils obligent les employeurs à négocier avec un syndicat donné, le gouvernement renvoie au paragraphe 1316 de la Compilation des décisions du comité, à des cas antérieurs examinés par le comité (notamment le cas no 2149 concernant la Roumanie et la législation contraignant les employeurs à mener des négociations dans toutes les entreprises de plus de 21 salariés, le cas no 96 concernant le Royaume-Uni et la reconnaissance d’un syndicat aux fins de négociation collective autre que l’organisation plaignante, et le cas no 728 concernant la Jamaïque et des questions relatives à la détermination du syndicat le plus représentatif), ainsi qu’au paragraphe 198 de l’Étude d’ensemble de 2012 sur les conventions fondamentales.
  5. 379. Le gouvernement rappelle que la législation nationale, loin de comporter des restrictions à la négociation collective volontaire, prévoit au contraire les conditions d’éligibilité qu’une organisation doit remplir pour pouvoir bénéficier de la procédure de négociation collective obligatoire prévue à l’annexe 1 de la TULRCA – une procédure qui a été adoptée dans le cadre des mesures prises pour promouvoir la négociation collective conformément aux conventions de l’OIT.
  6. 380. Le gouvernement déclare que l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni portait spécifiquement sur la question de savoir si les livreurs de la société de livraison de plats cuisinés étaient dans une «relation de travail» au sens de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. À cet égard, il souligne que la détermination du champ d’application de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme et la manière dont l’article devrait être appliqué dans le cadre de la législation britannique relèvent de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme; s’il ne considère donc pas nécessaire ni approprié de répondre à des questions qui relèvent de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme, il affirme en revanche que l’organisation plaignante a mal interprété l’arrêt de la Cour suprême.
  7. 381. Le gouvernement rappelle qu’il existe trois statuts en matière d’emploi au Royaume-Uni: les salariés, les travailleurs et les indépendants. Les travailleurs et les employeurs bénéficient d’un soutien par le biais d’un système ouvert et transparent de détermination du statut d’emploi, qui recouvre notamment un accompagnement gratuit en ligne et le financement du Service de conseil, de conciliation et d’arbitrage, qui dispense des conseils impartiaux. En outre, le Royaume-Uni dispose d’un tribunal du travail et d’un système judiciaire équitables permettant aux travailleurs et aux employeurs de contester les classifications erronées. En ce qui concerne la nature de l’emploi et des relations de travail, les cours et tribunaux britanniques ont développé une jurisprudence et établi divers critères pour statuer sur les obligations légales entre les parties, avec notamment l’examen du service personnel, c’est-à-dire la question de savoir si un individu doit fournir en personne des services ou s’il peut faire appel à un remplaçant pour effectuer le travail à sa place.
  8. 382. Le gouvernement fait valoir que la Cour suprême a jugé que les livreurs jouissaient d’un droit absolu et réel de se faire remplacer pour effectuer les livraisons, ce qui est incompatible avec le principe du service personnel. Cette décision se fondait non seulement sur les contrats des livreurs, mais également, conformément à la jurisprudence établie, sur la manière dont ces contrats fonctionnaient dans la pratique. En effet, comme l’a noté la Cour suprême au paragraphe 68 (4), la cour d’appel (saisie de l’affaire avant la Cour suprême) a reconnu que «le droit de faire appel à un remplaçant n’aurait aucun poids s’il dissimulait la réalité de la situation, mais le Comité central d’arbitrage avait tranché sur ce point et le syndicat n’était pas autorisé à remettre en cause sa conclusion». Le gouvernement cite également le paragraphe 70 de l’arrêt, dans lequel la Cour suprême a estimé que le Comité central d’arbitrage avait minutieusement examiné la question de savoir si les dispositions contractuelles reflétaient dûment la véritable relation entre la société de livraison de plats cuisinés et les livreurs, en tenant compte d’aspects tels que l’absence de contrôle, de critique ou de sanction concernant le remplacement des livreurs, le fait que les contrats régissant les commissions à la livraison n’étaient pas résiliés en cas de non-acceptation d’un certain pourcentage de commandes ou encore l’absence d’objection à ce que les livreurs travaillent pour des concurrents. Selon le gouvernement, l’organisation plaignante prétend à tort que le simple fait d’ajouter une clause de remplacement à un contrat peut priver les travailleurs du droit à la négociation collective ou au recours aux procédures obligatoires de négociation collective, car une telle clause doit être évaluée compte tenu de la réalité de la situation, conformément à la jurisprudence de la Cour suprême, comme cela a été reconnu dans le cas de la société de livraison de plats cuisinés. Le gouvernement renvoie par ailleurs à plusieurs affaires décisives (Autoclenz v Belcher, Pimlico Plumbers Ltd v Smith, Uber BV v Aslam, et Professional Game Match Officials Ltd v Revenue and Customs Commissioners), qui reflètent la démarche suivie par les tribunaux britanniques pour déterminer, au-delà du libellé du contrat concerné, le statut d’emploi en fonction de la réalité de la situation. L’affirmation de l’organisation plaignante selon laquelle cette affaire entraînera une prolifération des clauses de remplacement dans les contrats de travail pour contourner sans autre forme de procès la question du statut de travailleur est erronée et fait abstraction de l’approche retenue conformément à la jurisprudence exposée ci-dessus.
  9. 383. Rappelant le texte de l’article 4 de la convention no 98, et notamment l’adoption de «mesures appropriées aux conditions nationales» pour encourager et promouvoir la négociation collective, le gouvernement estime que le comité devrait, conformément à la pratique d’organes internationaux semblables, laisser aux États Membres une large marge d’appréciation dans l’évaluation de ces mesures.
  10. 384. Le gouvernement fait valoir qu’il encourage et promeut la négociation collective, notamment par: i) le Comité central d’arbitrage, pour la reconnaissance statutaire (c’est-à-dire la reconnaissance du syndicat par un employeur aux fins de la négociation collective); ii) la fourniture de conseils et d’un accompagnement gratuits en ligne pour les travailleurs qui souhaitent adhérer à un syndicat ou en constituer un; iii) la mise en place d’un cadre juridique adéquat, notamment la TULRCA et le Employment Rights Bill (nouveau projet de loi sur les droits en matière d’emploi), qui renforce les droits des travailleurs et supprime toute restriction des activités syndicales; iv) le financement du Service de conseil, de conciliation et d’arbitrage, un organisme public qui fournit des conseils gratuits et objectifs aux travailleurs, à leurs représentants et aux employeurs, ainsi que le financement du système des tribunaux du travail, qui permet aux travailleurs et aux employeurs de régler leurs litiges devant les tribunaux.
  11. 385. Le gouvernement affirme que les véritables indépendants ne relèvent pas de la procédure de négociation collective obligatoire prévue par la TULRCA, qui est uniquement conçue et adaptée pour les caractéristiques d’une relation d’emploi entre un travailleur et un employeur. Les travailleurs indépendants en sont exclus, car ils sont autonomes dans leur travail, travaillent pour leur propre compte, prennent des risques financiers, investissent dans leur propre entreprise et partagent les bénéfices. Leur autonomie leur permet de choisir de fournir des services à qui ils le souhaitent quand ils le souhaitent, ce qui limite les obligations de leur employeur à leur égard de même que la nécessité d’une négociation collective obligatoire. Le gouvernement reconnaît que certains indépendants sont parfois tributaires d’un ou de deux employeurs pour leur travail, de sorte qu’ils disposent d’une moindre marge de manœuvre pour fixer les tarifs qu’ils peuvent facturer en échange de leurs services. C’est la raison pour laquelle la législation britannique assure à toutes les catégories de travailleurs le droit à la négociation collective volontaire. En outre, la TULRCA fait partie d’un éventail de mesures appliquées par le gouvernement pour maintenir des niveaux élevés de participation au marché du travail – les travailleurs indépendants étant au cœur de cette approche –, en conciliant options de travail flexibles et obligations de l’employeur. Le gouvernement relève que l’organisation plaignante reconnaît l’existence de situations dans lesquelles les travailleurs indépendants peuvent être exclus de la négociation collective obligatoire; néanmoins, il n’est pas d’accord avec les critères restrictifs fixés par l’organisation plaignante pour définir les travailleurs indépendants. À cet égard, il fait savoir qu’il prévoit de nouer un dialogue avec les parties prenantes (y compris les syndicats) pour parvenir à un accord adéquat convenant tant aux organisations de la société civile qu’aux entreprises.
  12. 386. De fait, bien que le gouvernement considère que la législation en vigueur est conforme aux obligations découlant de la convention no 98 et des normes de l’OIT, il envisage de mener des consultations en vue de l’adoption d’un statut unique de travailleur et de la réactualisation du processus de reconnaissance statutaire des syndicats aux fins de la négociation collective. Cette réforme comprend le lancement d’une consultation – à laquelle l’organisation plaignante est invitée à participer – sur un cadre simplifié pour le statut d’emploi afin d’établir une distinction entre les travailleurs et les véritables indépendants et d’étudier les possibilités de renforcer les protections des travailleurs indépendants. À cet égard, le gouvernement fait également part de sa volonté de simplifier et de moderniser les règles qui régissent la reconnaissance des syndicats et de renforcer les droits syndicaux et de négociation collective, notamment en introduisant le nouveau projet de loi sur les droits en matière d’emploi et en abrogeant la Strikes (Minimum Services Level) Act 2023 (loi de 2023 sur le niveau minimum de services en cas de grèves) et la Trade Union Act 2016 (loi de 2016 sur les syndicats).

C. Conclusions du comité

C. Conclusions du comité
  1. 387. Le comité note l’allégation de l’organisation plaignante selon laquelle elle a été privée du droit prévu par la convention no 98 de négocier collectivement au nom de certains de ses membres, en l’occurrence des livreurs travaillant pour une société de livraison de plats cuisinés dans un secteur spécifique de Londres. L’organisation plaignante soutient que la législation britannique, telle qu’elle est interprétée par la Cour suprême, n’est pas conforme aux conventions de l’OIT, en particulier à la convention no 98. Le gouvernement rejette les allégations de l’organisation plaignante selon lesquelles les livreurs se sont vu refuser le droit de négocier collectivement qui leur est conféré par la convention no 98.
  2. 388. Le comité prend note des faits en l’espèce décrits en détail par l’organisation plaignante et que le gouvernement ne conteste pas: suite au refus de la société de livraison de plats cuisinés d’entamer des négociations avec l’organisation plaignante au sujet de la rémunération, des horaires de travail et des congés des livreurs, l’organisation plaignante a déposé une demande auprès du Comité central d’arbitrage, sur la base de la procédure statutaire prévue à l’annexe A1 de la Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992 (loi de 1992 (consolidation) sur les syndicats et les relations professionnelles), en vue de la reconnaissance de son syndicat aux fins de négociation collective. Dans sa décision, le Comité central d’arbitrage a rejeté la demande de l’organisation plaignante au motif que les livreurs n’étaient pas des «travailleurs» au sens de l’article 296 de la TULRCA, condition préalable pour pouvoir bénéficier de la procédure visée à l’annexe A1. L’organisation plaignante n’invoquait pas que les livreurs étaient embauchés dans le cadre d’un contrat de travail au sens de l’article 296 (1)(a) de la TULRCA, mais qu’ils étaient embauchés au sens de l’article 296 (1)(b) dans le cadre d’un «contrat par lequel [chacun] s’engage à effectuer ou à fournir personnellement tout travail ou tout service pour une autre partie au contrat qui n’est pas l’un de ses clients professionnels» et, en d’autres termes, qu’ils étaient des travailleurs indépendants, mais n’exerçaient pas d’activité pour leur propre compte avec leurs propres clients. Cependant, le Comité central d’arbitrage a considéré que les livreurs ne travaillaient pas dans le cadre d’un contrat «par lequel ils s’engageaient à effectuer le travail personnellement», compte tenu d’une clause de leur contrat qui les autorisait à avoir recours à un remplaçant (tout en concluant que le droit de faire appel à un remplaçant était utilisé «très rarement, voire jamais»). Le contrôle judiciaire de la décision rendue par le Comité central d’arbitrage (seule instance chargée de l’établissement des faits en l’espèce) n’a été autorisé qu’au sujet de la violation présumée de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, et non aux fins de contester l’interprétation de l’article 296 (1)(b) de la TULRCA faite par le comité. La Haute Cour, la cour d’appel et la Cour suprême ont confirmé par la suite cette décision, estimant: i) qu’une relation d’emploi et par conséquent la prestation d’un service personnel étaient des conditions indispensables pour bénéficier des droits syndicaux tels que prévus à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme; et ii) que les livreurs ne fournissaient pas de service personnel, car ils étaient autorisés par contrat à faire appel à un remplaçant.
  3. 389. Pour commencer, le comité souhaite souligner, comme l’ont également fait valoir les deux parties, qu’il ne doit pas prendre, et ne prend pas, position sur le bien-fondé de l’interprétation de la législation nationale et de la Convention européenne des droits de l’homme faite par la Cour suprême. Le comité a pour attributions de déterminer si telle ou telle législation ou pratique est conforme aux principes de la liberté syndicale et de la négociation collective énoncés dans les conventions connexes. [Voir Compilation des décisions du Comité de la liberté syndicale, sixième édition, 2018, paragr. 9.] Les conclusions formulées par le comité dans des cas spécifiques visent à guider les gouvernements et les autorités nationales dans la discussion et sur les actions à prendre à la suite de ses recommandations dans le domaine de la liberté syndicale et de la reconnaissance effective du droit de négociation collective. Par conséquent, la tâche du comité se limite à examiner les effets de la décision de la Cour suprême sur la reconnaissance et l’exercice du droit à la négociation collective.
  4. 390. Le comité constate, d’après les observations des parties, que l’arrêt de la Cour suprême portait avant tout sur la question de savoir si les livreurs de plats cuisinés, que les deux parties qualifient d’indépendants, étaient dans une «relation de travail» au sens de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme et que la décision contestée du Comité central d’arbitrage répondait à la question de savoir si ces livreurs étaient des «travailleurs» au sens de l’article 296 (1)(b) de la TULRCA, en tant que condition indispensable au droit à la reconnaissance aux fins de la négociation collective.
  5. 391. Le comité souhaite rappeler qu’il a considéré que l’existence d’une relation de travail ne devrait pas être une condition indispensable pour jouir du droit à la liberté syndicale. À cet égard, il a estimé que, en vertu des principes de la liberté syndicale, tous les travailleurs – à la seule exception des membres des forces armées et de la police – devaient avoir le droit de constituer les organisations de leur choix et de s’y affilier. Le critère à retenir pour définir les personnes couvertes n’est donc pas la relation d’emploi avec un employeur, qui est souvent absente, par exemple dans le cas des travailleurs de l’agriculture, des travailleurs indépendants en général ou des membres des professions libérales, qui doivent pourtant tous jouir du droit syndical. [Voir Compilation, paragr. 387.] Le comité considère que ce principe s’applique également aux livreurs de plats cuisinés.
  6. 392. Le comité rappelle en outre qu’il a prié un gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour garantir que les travailleurs indépendants peuvent jouir pleinement de leurs droits syndicaux pour promouvoir et défendre leurs intérêts, y compris par le biais de la négociation collective, et de déterminer, en consultation avec les partenaires sociaux concernés, les particularités des travailleurs indépendants qui ont une incidence sur la négociation collective afin d’établir des mécanismes spécifiques de négociation collective pour les travailleurs indépendants, le cas échéant. [Voir Compilation, paragr. 1285.]
  7. 393. En ce qui concerne les droits de négociation collective des travailleurs indépendants, le comité prend bonne note de l’argument du gouvernement selon lequel il n’existe aucune restriction législative ou aucun droit de mener des négociations collectives volontaires au Royaume-Uni et que tous les travailleurs, y compris les indépendants, bénéficient de ce droit. Le comité note en outre que le gouvernement indique avoir pris des mesures pour encourager et promouvoir la négociation collective volontaire, par exemple en mettant en place un cadre juridique approprié, des tribunaux du travail, ainsi que des services de conseil, de conciliation et d’arbitrage. De plus, le gouvernement précise que, outre la formation d’associations et de syndicats représentant également les travailleurs indépendants (tels que la Criminal Bar Association et la National Union of Journalists), des accords volontaires ont été conclus, par exemple entre la Criminal Bar Association et le gouvernement et, dans le secteur de la livraison, entre le GMB et la société de livraison de plats cuisinés.
  8. 394. Le comité note le point de vue du gouvernement selon lequel le véritable enjeu dans la plainte est de déterminer s’il existe, en vertu de la convention no 98, un droit à la négociation collective obligatoire (c’est-à-dire une procédure de reconnaissance obligatoire exigeant des employeurs qu’ils reconnaissent des syndicats aux fins de la négociation collective) pour les travailleurs indépendants. Il constate que le gouvernement fait valoir que la convention no 98 ne va pas jusqu’à imposer de manière stricte un moyen de négociation collective «obligatoire». Il note par ailleurs que l’organisation plaignante, soulignant qu’elle ne cherche pas à suggérer que le droit de négociation au sens des conventions de l’OIT entraîne l’obligation pour les États de mettre en place un mécanisme de négociation collective «obligatoire», fait valoir que, lorsqu’un État a choisi de mettre en place un tel mécanisme, un syndicat ou un groupe de travailleurs ne devrait pas en être légalement exclu en l’absence d’un motif justifié au regard des instruments internationaux et de la jurisprudence applicables.
  9. 395. À cet égard, le comité rappelle qu’il a effectivement considéré qu’aucune disposition de l’article 4 de la convention no 98 n’impose à aucun gouvernement l’obligation de recourir à des mesures de contrainte pour obliger les parties à mener des négociations collectives, mesures qui auraient clairement pour effet de transformer le caractère de telles négociations. [Voir Compilation, paragr. 1316.] Toutefois, le comité a également déclaré précédemment dans le cas du Royaume-Uni que, même si les gouvernements n’ont pas l’obligation de mettre en œuvre la négociation collective par des mesures de contrainte, ils ont l’obligation d’encourager et de promouvoir la négociation collective volontaire de bonne foi entre les parties, y compris le gouvernement en sa qualité d’employeur (voir cas no 2437, rapport no 344, paragr. 1314).
  10. 396. Le comité constate que le gouvernement ne fait pas référence à des mécanismes spécifiques de négociation collective existants pour les travailleurs indépendants, mais qu’il précise que les mesures générales mises en place (le cadre législatif, les tribunaux du travail et les services de conseil, de conciliation et d’arbitrage) sont également destinées aux travailleurs indépendants. À cet égard, le comité note que le gouvernement renvoie au paragraphe 75 de la décision de la Cour suprême, qui indique que, «[m]anifestement, rien dans la législation britannique n’empêche les livreurs de constituer leur propre syndicat ou d’adhérer au syndicat comme ils l’ont fait. Rien n’empêche non plus Deliveroo de mener des négociations collectives avec le syndicat pour se mettre d’accord sur les conditions de travail appliquées aux livreurs s’ils le souhaitent. Si Deliveroo mène des négociations volontaire avec le syndicat et conclut une convention collective, les termes de cette convention peuvent figurer dans le contrat individuel entre le livreur et l’employeur.»
  11. 397. Le comité constate en outre que les deux parties indiquent que, dans certains cas, les travailleurs indépendants sont exclus du mécanisme statutaire de reconnaissance en vigueur à des fins de négociation collective prévu à l’annexe 1 de la TULRCA. À cet égard, il note les indications du gouvernement selon lesquelles les véritables indépendants ne relèvent pas de cette procédure, car elle est uniquement conçue et adaptée pour les caractéristiques d’une relation d’emploi entre un travailleur et un employeur. Il constate également que le gouvernement mentionne un certain nombre de raisons pour justifier cette exclusion, par exemple que les travailleurs indépendants sont exclus, car ils sont autonomes dans leur travail, travaillent pour leur propre compte, prennent des risques financiers, investissent dans leur propre entreprise et partagent les bénéfices. Le gouvernement fait valoir que leur autonomie leur permet de choisir de fournir des services à qui ils le souhaitent quand ils le souhaitent, ce qui limite les obligations de leur employeur à leur égard de même que la nécessité d’une négociation collective «obligatoire». Le comité note l’indication supplémentaire du gouvernement selon laquelle il reconnaît que certains indépendants sont parfois tributaires d’un ou de deux employeurs pour leur travail, de sorte qu’ils disposent d’une moindre marge de manœuvre pour fixer les tarifs qu’ils peuvent facturer en échange de leurs services. Le gouvernement explique que c’est la raison pour laquelle la législation britannique assure à toutes les catégories de travailleurs le droit à la négociation collective volontaire. Tout en constatant les divergences de vues sur ce que devraient être les critères d’éligibilité applicables pour permettre aux travailleurs indépendants de bénéficier de la procédure de reconnaissance statutaire prévue à l’annexe 1 de la TULRCA, le comité accueille favorablement l’indication du gouvernement selon laquelle il prévoit de nouer un dialogue avec les parties prenantes (y compris les syndicats) pour parvenir à un accord adéquat convenant tant aux organisations de la société civile qu’aux entreprises.
  12. 398. Le comité note qu’en l’espèce, en termes pratiques, les livreurs de plats cuisinés n’ont pas pu avoir accès à des négociations collectives au sujet de leurs salaires, de leurs horaires de travail et de leurs congés, compte tenu du refus de la société et de la décision de la Cour suprême indiquant qu’ils ne remplissent pas les conditions d’éligibilité permettant à une organisation de bénéficier de la procédure légale de négociation collective prévue à l’annexe 1 de la TULRCA. Le comité note qu’un accord de partenariat volontaire, mentionné par l’organisation plaignante, avait été conclu avec le GMB pour les livreurs de plats cuisinés, mais qu’il ne régissait que le droit du livreur à une rémunération minimale équivalente au salaire vital national en vigueur, majoré des commissions sur les commandes acceptées.
  13. 399. Compte tenu de la vulnérabilité potentielle des livreurs de plats cuisinés telle qu’elle est exposée dans la plainte (notamment les risques de déséquilibre des pouvoirs et l’impossibilité d’infléchir les conditions contractuelles), le comité accueille favorablement l’indication du gouvernement selon laquelle il envisage de lancer une vaste consultation, y compris avec l’organisation plaignante, en vue de l’adoption d’un statut unique de travailleur – qui permettra d’établir une distinction entre les travailleurs et les véritables indépendants et d’étudier les possibilités de renforcer les protections des travailleurs indépendants – et de la réactualisation du processus de reconnaissance statutaire des syndicats aux fins de la négociation collective.

Recommandations du comité

Recommandations du comité
  1. 400. Au vu des conclusions intérimaires qui précèdent, le comité invite le Conseil d’administration à approuver les recommandations suivantes:
    • Le comité note l’intention du gouvernement de procéder à une vaste consultation, y compris avec l’organisation plaignante, en vue de l’adoption d’un statut unique de travailleur qui permettra d’établir une distinction entre les travailleurs et les véritables indépendants et d’étudier les possibilités de renforcer les protections des travailleurs indépendants, avec la réactualisation du processus de reconnaissance statutaire des syndicats aux fins de la négociation collective.
    • Le comité considère que le présent cas est clos et n’appelle pas un examen plus approfondi.
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